CHAPITRE VII

L’émotion, partout, fut intense au cours des journées qui suivirent.

Les autorités galactiques prirent immédiatement trois décisions : la première consista à ordonner la construction de nouveaux porte-destroyers et à renforcer d’urgence les armements ; la seconde fut l’organisation d’un service galactique de surveillance et de contre-espionnage (le message de Horahor confirmait en effet les soupçons que l’on avait quant à des formes mystérieuses d’espionnage pratiquées par les durups) ; la troisième créait une flottille destinée à ramener de la zone neutre les matières premières nécessaires à l’équipement d’un astronef qui irait rendre visite aux hols.

Toutes ces décisions furent mises en exécution sans délai.

*

* *

Quelques semaines s’écoulèrent sans qu’un nouvel incident se produisît, et bien des gens commençaient à penser que les craintes provoquées par les révélations du professeur Sitine étaient exagérées. Mais brusquement deux faits isolés – et très éloignés l’un de l’autre dans l’espace – vinrent brusquement réveiller ces craintes.

Le premier se produisit sur la planète Doba – dans le système de Bételgeuse – une riante planète de la catégorie A. Là, comme partout ailleurs, un service de surveillance avait été créé. Un agent de ce service remarqua qu’un individu nommé Jel Bretty, qui exerçait le métier de comédien dans le plus grand centre de télévision tridimensionnelle de la planète, se rendait très souvent, et sans motifs bien apparents, à l’astroport de Berkoan, la capitale. Il y demandait aux astronautes des renseignements qui n’avaient rien à voir avec ses occupations habituelles.

On se saisit de sa personne, et on le soumit à tout hasard au test du sommeil prolongé.

À la vérité, ce n’était pas la première fois que l’on se livrait à cette expérience. Sur d’autres planètes déjà, et dès les premiers jours – car l’« espionnite » sévit partout où règne la crainte – on avait appréhendé des suspects pour des motifs parfois bien minces et on les avait soumis à ce même test, mais sans aucun résultat. On avait présenté des excuses aux innocentes victimes de ces méprises.

Le cas de Jel Bretty ne semblait pas beaucoup plus sérieux mais, dans le doute, il valait mieux effectuer la vérification nécessaire. Il fut emmené dans une clinique de Berkoan et endormi. Deux infirmiers et un agent de la surveillance montèrent la garde nuit et jour à son chevet. Tous les trois étaient très sceptiques et estimaient qu’on leur faisait perdre leur temps. Mais dans la nuit du huitième jour, il se produisit une chose extraordinaire. Tout à coup, le visage du patient se décomposa littéralement. Mais l’agent de surveillance, qui le premier s’aperçut de ce phénomène, n’eut même pas le temps de pousser une exclamation. Il y eut une sorte d’explosion sourde. Les trois hommes furent presque aveuglés par une lueur verte et assourdis par une vibration aiguë – la vibration bien connue des astronautes-patrouilleurs, le fameux « duuuu ruuuuup » qui perçait le tympan. Ils virent en même temps – mais pendant la durée d’un éclair – un corps oblong et lumineux, qui semblait fait d’une substance gazeuse, bondir vers le plafond et le traverser sans laisser de trace.

Ils restèrent pendant quelques secondes stupéfaits, en proie à une souffrance qui leur tordait les nerfs et les muscles, cependant que devant eux, sur la couche, le corps de l’homme endormi tombait en poussière.

Au-dehors, plusieurs personnes virent – avec la même stupeur – le durup sortir du toit de la clinique et s’envoler vers le ciel à une vitesse vertigineuse.

La nouvelle fut immédiatement diffusée dans toutes les directions. Ceux qui avaient jusque-là douté de la véracité du message des hols durent se rendre à l’évidence. La preuve était faite que l’infiltration des durups parmi les hommes avait commencé. Le malheureux comédien avait dû être assassiné par l’un d’eux qui avait ensuite pris son apparence ou, plus simplement, occupé son corps.

Le second fait, survenu quelques jours plus tard, eut un retentissement moins général mais créa un commencement de panique sur la planète Brael : plusieurs durups avaient été aperçus, volant à faible altitude, au sud de Bory-Sinov.

Au cours des semaines suivantes, on détecta encore, sur diverses planètes, des durups qui avaient revêtu l’apparence humaine.

Partout les services de surveillance furent renforcés. Tout le monde était aux aguets.

Toute la civilisation était troublée comme par un poison subtil.

*

* *

Trois mois s’étaient écoulés depuis le coup de tonnerre provoqué par les révélations de Sitine. Celui-ci avait poursuivi ses travaux avec ses collègues. L’expédition chargée d’aller recueillir des substances neutres à la frontière de la galaxie était de retour. Le procédé de « neutralisation » des astronefs et des scaphandres, grâce aux renseignements contenus dans le message, était maintenant au point. On travaillait à l’équipement de l’astronef qui irait rendre visite aux hols.

Rad Bissis était à bord du Gaurisankar. Après quinze jours heureux passés auprès de sa fiancée, il avait repris ses fonctions à l’état-major du porte-destroyers, et celui-ci s’était dirigé vers la constellation du Scorpion, où on avait en effet signalé des rassemblements de durups. Pendant deux mois et demi – et avec une résolution et un courage plus grands que jamais – les petits patrouilleurs s’étaient livrés à la chasse des dangereuses créatures et en avaient détruit un grand nombre.

Ce soir-là, après le dîner au mess de l’état-major, le commandant Jokron emmena Koel, Bissis et Brasdin dans sa cabine personnelle.

— Je voudrais vous parler, leur dit-il. J’ai à vous faire part de plusieurs nouvelles intéressantes. La première, c’est que nous allons regagner après-demain la planète Brael pour y prendre un mois de repos.

Un large sourire éclaira le visage de Rad.

Jokron lui mit la main sur l’épaule.

— Vous êtes content, capitaine Bissis. Je suis sûr que vous allez profiter de ce séjour pour vous marier avec Nora.

— Oui, commandant. C’est une chose déjà convenue avec elle et avec sa famille. Nous comptons tous que vous viendrez à la cérémonie.

— Bien sûr, heureux homme… Ce sera pour moi un agréable devoir. Mais j’en arrive à l’autre nouvelle. Vous savez tous que l’astronef destiné à explorer la galaxie voisine est en voie d’achèvement. On l’a même déjà baptisé. Il s’appellera le Horahor, en l’honneur du hardi astronaute des hols qui nous a porté son message. J’ai reçu il y a quelques heures un télégramme me demandant de prendre le commandement de cette expédition. J’ai, accepté. On m’a fait savoir que le professeur Sitine et quelques autres savants que je connais bien feraient partie de la mission, ce qui ne m’a évidemment pas surpris. On me demande de constituer moi-même mon équipage, de choisir qui je voudrai pour me seconder dans cette entreprise. Elle comportera, vous vous en doutez, des risques assez considérables. Vous êtes les premiers à qui j’en parle, car c’est d’abord à vous trois que j’ai pensé…

Le commandant adjoint Koel, très ému, toussa pour s’éclaircir la voix et dit :

— C’est un grand honneur que vous nous faites, commandant. Pour ma part, j’accepte avec joie et avec enthousiasme.

— Moi aussi, commandant, dit Brasdin.

Rad Bissis semblait hésiter.

— Et vous ? lui demanda Jokron.

Il rougit. Il balbutia :

— Commandant… Je… Ne croyez pas… Si je n’étais pas sur le point de me marier, j’accepterais moi aussi avec enthousiasme… Je crains que ma jeune femme… Elle sait que les officiers qui se marient ont un congé de six mois… Bien entendu, dès notre retour, je vais tâcher de la convaincre… J’espère qu’elle comprendra… Elle est très courageuse… Elle sait que l’intérêt général doit passer avant nos convenances personnelles… Me permettez-vous de réserver ma réponse jusqu’à ce que je l’aie vue ?

Jokron souriait gentiment.

— Bien sûr, capitaine. Je sais que ce n’est pas le courage qui vous manque. Mais je me mets à votre place. Et je suis sûr que votre future femme vous comprendra, car elle est en effet très courageuse. Vous aurez d’ailleurs plus de deux mois de lune de miel, car le Horahor ne sera pas prêt avant deux mois. Je vous annonce que pendant ce temps-là nous ferons un stage auprès de Sitine et de ses collaborateurs pour nous familiariser avec la langue et les coutumes des hols.

Ce soir-là, Rad eut quelque mal à s’endormir. Il était déchiré entre le devoir et l’amour.

*

* *

Le retour du Gaurisankar à Bory-Sinov fut un événement. On savait déjà que le commandant Jokron avait été désigné pour prendre la tête de la mission qui se rendrait dans la galaxie des hols. De nombreuses personnes étaient venues pour le saluer et le féliciter. La nuit tombait sur la ville.

Rad Bissis avait le cœur gonflé de joie lorsqu’il descendit la passerelle de sortie. Le malheureux ! Il ne savait pas ce qui l’attendait…

Du regard, il chercha Nora dans la foule. Il était sûr qu’elle serait là, pour lui faire un geste de la main dès qu’elle l’apercevrait et pour se jeter dans ses bras dès qu’il serait auprès d’elle. Il fut inquiet de ne pas la voir. Il est vrai que la foule était très dense. Il arriva au bas de la passerelle sans l’avoir repérée. « Sans doute est-elle souffrante », se dit-il. Mais il fut étonné de ne voir ni les parents ni le frère de Nora qui, de toute façon, auraient dû venir pour le rassurer.

Il fendait la foule, en proie à la plus vive inquiétude, lorsque quelqu’un le tira par la manche. Il se retourna. Deux hommes en combinaisons sombres se tenaient devant lui.

— Capitaine Bissis ? demanda l’un d’eux.

— C’est moi…

— Voulez-vous avoir l’amabilité de nous accompagner jusqu’aux bureaux de l’astroport, où nous pourrons parler plus tranquillement.

— Qui êtes-vous ?

— Nous sommes deux agents de la surveillance. Suivez-nous, je vous prie.

Rad les suivit, la mort dans l’âme, pressentant que quelque chose de très grave avait dû se passer.

Ils s’installèrent dans une pièce vide qui avait l’air d’un bureau désaffecté.

— Il s’agit de Nora Wilty ? demanda Rad dès qu’ils se furent assis sur un vaste sofa.

— Oui, capitaine. Et la démarche que nous venons faire auprès de vous est bien pénible…

— Elle a eu un accident ?

— Non, heureusement… Et nous espérons pour vous… pour elle… que tout se terminera bien.

— Mais qu’y a-t-il, alors ?

— Capitaine, c’est très grave… Elle est considérée comme suspecte par le service de surveillance.

— Suspecte !

Rad répéta le mot sur le ton d’une exclamation angoissée. Une pâleur mortelle envahit son visage. Suspecte ! Il ne savait que trop ce que cela voulait dire. À bord du Gaurisankar, on avait capté et commenté toutes les informations concernant l’infiltration des durups. Suspecte ! Cela signifiait, si les soupçons étaient fondés, que Nora était déjà morte, tuée par une monstrueuse créature qui avait revêtu son apparence. De toute façon, il allait vivre pendant huit jours dans une effroyable angoisse. Il dut faire un effort surhumain pour garder une contenance et pour demander :

— Depuis quand ?

— Depuis six jours… Mais nous n’avons pas voulu l’appréhender avant votre retour, avant de vous avoir prévenu… Nous l’avons fait par déférence pour vous…

— Oui, fit Rad. Je vous remercie… Ses parents sont-ils au courant ?

— Non…

— Je me demande alors pourquoi ils ne sont pas venus m’attendre ? Pourquoi… elle n’est pas venue… Ah ! je deviens fou…

Les deux agents restèrent un moment silencieux, respectant sa douleur. Puis l’un d’eux lui dit :

— Nous allons nous saisir de sa personne dans une heure, afin de la soumettre au test que vous savez. Voulez-vous nous accompagner ?

Il eut un mouvement de recul et d’horreur.

— Non, non… Je ne veux pas la revoir… Pas la revoir tant que cet horrible cauchemar ne sera pas terminé… Car j’espère encore… Allez… Allez remplir votre tâche.

Les deux agents se retirèrent, très troublés. Rad resta prostré sur le divan et soudain il éclata en sanglots, bégayant :

— Pauvre petite Nora !

Son espoir était mince. Pour que le service de surveillance ait pris la décision d’appréhender Nora Wilty – la fiancée du capitaine Rad Bissis, dont tout le monde connaissait les glorieux exploits – il fallait que les indices fussent sérieux, graves.

Pendant des heures, il ne bougea pas, ruminant son affreux chagrin. À bout de fatigue et de peine, il finit par s’endormir.

*

* *

Il fut réveillé par un robot qui venait nettoyer la pièce.

Aussitôt, l’horrible souvenir de ce qu’il avait appris lui traversa l’esprit. Il se sentait désespéré. Mais il était plus calme.

Sa première pensée fut pour les parents de Nora. « Il faut que j’aille les voir, se dit-il. Ils doivent être dans le même état que moi. Je n’ai pas le droit de les abandonner dans leur douleur. »

Il avait dû dormir assez longtemps. Il faisait maintenant presque jour, alors que le Gaurisankar était arrivé à Bory-Sinov au début de la nuit. Une grande animation régnait sur l’astroport. Il gagna un des luxueux bâtiments où les voyageurs pouvaient se reposer et se restaurer en attendant le départ des astronefs, et il fit une rapide toilette, mais ne put pas avaler une bouchée tant il avait la gorge serrée. Puis il fréta un hélicab et se fit conduire chez les Wilty.

Il trouva ceux-ci plongés dans la plus extrême douleur. Rad eut la force de leur demander :

— Ils ont emmené Nora ?

— Non, répondit le père. Les agents de la surveillance sont venus la chercher hier soir. Mais elle avait disparu depuis le matin, et nous vivions déjà dans une folle inquiétude. C’est alors que nous avons appris qu’elle était suspecte.

— C’est horrible, reprit la mère. Et nous avons grand peur que les suppositions du service de détection ne soient fondées. La chose a dû se passer il y a huit jours… Nora et deux de ses amies sont allées ce jour-là faire une excursion dans les montagnes qui sont au sud de Bory-Sinov. Je lui avais pourtant dit que ce ne serait pas prudent. Mais elle était si joyeuse à l’idée de cette promenade que nous l’avons laissée partir. À son retour, j’ai bien eu vaguement l’impression qu’il y avait quelque chose de changé en elle… Elle n’était plus tout à fait la même… Je n’y ai pas prêté autrement attention. Les jeunes filles ont parfois des sautes d’humeur… Mais ce matin, en apprenant votre prochain retour, elle ne m’a pas paru aussi heureuse qu’elle aurait dû l’être… Elle est sortie pour faire une course. Nous ne l’avons pas revue… Toute la journée, nous avons été à sa recherche. C’est pourquoi nous ne sommes pas allés vous attendre à l’astroport… Nous ne voulions pas vous affoler… Et hier soir, ces hommes sont venus. Oh ! C’est affreux… C’est affreux…

La pauvre femme éclata en sanglots.

— Les agents de la surveillance, reprit le père, nous ont dit qu’ils allaient la rechercher de leur côté… Ils nous ont dit aussi que les deux amies avec lesquelles Nora avait fait cette excursion en montagne allaient être également appréhendées. C’est tout… Depuis, nous ne savons plus rien… Nous vivons dans une effroyable angoisse…

Rad Bissis passa le reste de la matinée avec les Wilty. Avant de partir, il téléphona au service de surveillance. On n’avait pas retrouvé la trace de Nora. Ou plus exactement de ce qui n’était sans doute que l’apparence de Nora.

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* *

Rad, la mort dans l’âme, regagna son propre appartement, qui se trouvait tout près de celui des Wilty, au sommet du même immeuble. Il l’avait gardé pour y passer sa lune de miel avec Nora.

Lorsqu’il traversa le salon, il fut étreint par une peine indicible : tout lui parlait de la disparue, qui était venue là si souvent. Ils s’étaient assis ensemble sur ce divan ; ils avaient feuilleté ensemble ce livre ; ils avaient ensemble contemplé le merveilleux paysage par la vaste baie vitrée. Après son départ, Nora, à qui il avait laissé les clefs, était revenue là souvent, pour y penser à l’absent.

Les regards du jeune astronaute furent attirés par une enveloppe qui reposait sur la table. Il la prit. Elle portait son nom. L’écriture était celle de Nora. Il l’ouvrit d’une main tremblante. Ce qu’il lut le fit frémir :

« Ne cherchez pas Nora Wilty. Elle n’est plus depuis huit jours. J’avais revêtu son apparence. Mais l’enveloppe humaine ne me convient pas. Et l’idée de jouer à la fiancée avec vous me convient encore moins. En outre, je viens d’apprendre que vos stupides agents de détection me soupçonnent. Je préfère reprendre immédiatement ma forme première. Vous trouverez dans la cuisine un petit tas de cendre. C’est ce qui restera de moi après ma transformation. Je profite de l’occasion pour vous prier de faire savoir à ceux de votre espèce que les durups sont invincibles et que les hommes se trompent s’ils espèrent les vaincre. Ils feraient mieux d’abandonner la lutte. Sachez, en outre, que les durups sont en passe de conquérir totalement la galaxie voisine, et que les avertissements de votre ami Hoal Horahor ne serviront à rien. »

Ras Bissis resta un moment comme pétrifié. Puis, au prix d’un effort surhumain, il décrocha son téléphone et appela le service de surveillance. Il dit son nom, donna son adresse et ajouta :

— Priez votre directeur de passer d’urgence chez moi.

Ensuite, il appela le commandant Jokron. D’une voix haletante, il le mit au courant de tout ce qui s’était passé. Jokron l’écoutait, bouleversé, incapable de trouver des mots de consolation. Rad ajouta :

— Commandant, vous vous doutez maintenant que je serai des vôtres pour l’expédition dont vous serez le chef. Je souhaiterais même qu’elle parte dans une heure…

— Je vous embrasse, Rad, lui dit le commandant. Venez me voir dès que vous pourrez… Et vous vous mettrez au travail immédiatement. C’est ce que vous pouvez faire de mieux, mon pauvre ami.

Le Horahor, qui avait été construit sur les chantiers astronautiques de la planète Virgin, les plus réputés de la galaxie, se posa le 2 du mois Goram, en l’an 5324 de l’ère galactique, sur l’astroport de Bory-Sinov.

Deux jours plus tard, ayant à bord l’équipage commandé par le commandant Jokron, et le groupe de savants que dirigeait Hel Sitine – en tout soixante-quinze hommes – il prenait son vol pour effectuer le voyage le plus extraordinaire qu’un astronef humain eût jamais accompli.

Une foule immense et silencieuse assista à ce départ.